"Agents de l'étranger": la CEDH condamne une loi russe "arbitraire"
La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a condamné mardi la Russie pour sa loi sur les "agents de l'étranger", jugeant qu'elle était "arbitraire" et créait un "climat de méfiance" envers les associations.
La juridiction avait été saisie par 107 ONG, médias et membres de la société civile russe au sujet de cette loi réminiscente de l'Union soviétique adoptée en 2012.
Dernier en date: le Français Laurent Vinatier, qui travaillait pour une association suisse de médiation diplomatique, a été condamné le 14 octobre à trois ans de prison pour ne pas s'être enregistré en tant qu'agent de l'étranger. Il a fait appel de sa condamnation, a indiqué mardi un tribunal moscovite.
Pour la CEDH, "la législation actuellement en vigueur est stigmatisante, trompeuse et appliquée de manière trop extensive et imprévisible".
La cour a aussi estimé que "cette législation avait pour but de punir et d'intimider plutôt que de répondre à un besoin allégué de transparence ou à des impératifs légitimes de sécurité nationale".
Elle a conclu que les principes de liberté d'expression, liberté d'association et de droit au respect de la vie privée et familiale étaient violées par cette loi à l'égard des requérants.
- "Sanctions manifestement disproportionnées" -
Parmi les dizaines de requérants figurent International Memorial et le Centre des droits de l'homme Memorial, Radio Free Europe/Radio Liberty, des journalistes, mais aussi des défenseurs des droits de l'homme, des militants écologistes et des observateurs électoraux.
Ils ont attaqué cette législation qui les contraint à s'inscrire comme des "agents de l'étranger" avec comme conséquences: inspections, amendes, et restrictions de leurs activités.
"Les obligations de mentions pour les +agents étrangers+ ont été élargies au fil du temps pour s'appliquer aussi aux comptes de réseaux sociaux, aux sites internet et, enfin, à toutes les communications, y compris les pièces produites devant les tribunaux", a rappelé la Cour.
Les requérants ont aussi pointé du doigt la charge financière et administrative importante qu'impose cette législation, qui a conduit à la dissolution de certaines ONG, dont International Memorial et le centre des droits de l'homme Memorial.
Dans sa décision, la cour a évoqué "des sanctions manifestement disproportionnées, y compris des amendes arbitraires voire la dissolution" et a estimé que "de telles restrictions ont un effet dissuasif sur le discours public et sur l'engagement civique".
"Elles créent un climat de suspicion et de méfiance envers les voix indépendantes et sapent les fondements mêmes d'une société démocratique", selon la CEDH.
La Cour s'est ainsi référée à des sondages qui indiquent que la majorité de la population assimile les agents de l'étranger à des "traîtres", des "espions" ou des "ennemis du peuple" .
- "Considérablement plus restrictif" -
Les 107 requérants avaient fait valoir que cette législation s'inscrivait dans le cadre d'une campagne systématique dirigée contre les organisations de défense des droits de l'homme et les médias critiques du pouvoir.
La Cour a estimé que le régime juridique est "devenu considérablement plus restrictif depuis 2012, touchant un nombre bien plus important d'ONG, de médias et d'individus et s'éloignant encore davantage des normes de la Convention".
La CEDH s'était déjà penchée sur la loi russe sur les "agents étrangers", saisie par 73 ONG russes dont Memorial, principale organisation de défense des libertés en Russie.
Dans un arrêt rendu en juin 2022, les juges européens avaient estimé à l'unanimité que la loi violait la Convention européenne des droits de l'homme, que la cour est chargée d'appliquer dans les 46 pays signataires.
La Russie a été exclue en mars 2022 de la CEDH à la suite de l'invasion de l'Ukraine, mais les décisions de la cour continuent à s'imposer au pays pour des faits antérieurs à cette date.
La chambre basse du Parlement russe, la Douma, a adopté en 2022 plusieurs amendements qui conduisent la Russie à ne plus appliquer les décisions de la CEDH rendues après son exclusion.
La cour n'en a pas moins condamné la Russie à verser aux 107 requérants entre 5.000 et 10.000 euros au titre du "dommage moral".
H.Graumann--HHA