Ethiopie: le calvaire de ressortissants américains voulant quitter le Tigré
Des ressortissants américains coincés au Tigré, région en guerre depuis deux ans, éprouvent les pires difficultés pour rejoindre les Etats-Unis, affirmant être victimes de profilage ethnique et soumis à des détentions et interrogatoires arbitraires des autorités éthiopiennes.
La demande du gouvernement éthiopien de pouvoir interroger et détenir tous les ressortissants américains évacués, pour des raisons de sécurité nationale, a conduit Washington à abandonner son projet d'évacuation aérienne de ses citoyens au Tigré l'année dernière, selon des courriels d'officiels américains consultés par l'AFP.
La guerre a éclaté en novembre 2020 dans cette région du nord de l'Ethiopie, quand le Premier ministre Abiy Ahmed a envoyé l'armée destituer les autorités régionales qui contestaient son autorité et qu'il accusait d'avoir attaqué des bases militaires.
Aide-soignante vivant au Colorado, Zenebu Negesse se trouvait alors au Tigré où elle rendait visite à sa mère. Après quelques mois, elle est parvenue à quitter la région par la route, trouvant refuge chez des proches à Addis Abeba, la capitale éthiopienne.
Mais quand elle a ensuite voulu embarquer sur un vol pour les Etats-Unis, elle a été détenue en raison, affirme-t-elle, de son origine.
Elle avait pris soin de masquer tout signe révélant son origine tigréenne, notamment ses scarifications faciales, de peur de se retrouver placée en détention comme certains de ses amis. Mais son nom a suscité la suspicion.
Après un interrogatoire éprouvant au cours duquel elle a nié être Tigréenne, elle a finalement été autorisée à partir. "J'ai été chanceuse. D'autres ne l'ont pas été", estime-t-elle, expliquant que plusieurs passagers de son vol ont, eux, été retenus.
Un diacre de nationalité américaine, Gebremedhn Gebrehiwot, a lui aussi raconté avoir été questionné pendant une heure et demie à l'aéroport d'Addis Abeba en début d'année alors qu'il devait s'envoler pour les Etats-Unis.
"Tous mes papiers étaient en règle", affirme-t-il. Selon lui, son nom "typiquement tigréen" est la raison de sa détention.
- Evacuation annulée -
Les autorités d'Addis Abeba ne reconnaissent pas la double nationalité et les personnes d'origine éthiopienne sont parfois traitées comme étant Ethiopiens, quel que soit leur passeport.
En novembre 2021, alors que le conflit se propageait et prenait la direction de la capitale, le gouvernement américain avait mis un place un plan pour évacuer ses ressortissants coincés au Tigré.
Il y a finalement renoncé face à des exigences de dernière minute du gouvernement éthiopien, a appris l'AFP qui a consulté plusieurs courriels d'officiels américains.
"Le gouvernement éthiopien (...) a retiré l'autorisation le jour (de l'évacuation, ndlr) quand les États-Unis se sont opposés à la demande du gouvernement éthiopien de contrôler les passagers et de pouvoir les détenir potentiellement indéfiniment avant de les autoriser à poursuivre leur voyage", selon un courriel écrit par une personne travaillant au Sénat.
En février, les autorités américaines et éthiopiennes ont toutefois "rendu possible le départ de 217 citoyens américains, résidents permanents légaux, demandeurs de visa et tuteurs de mineurs depuis Mekele (capitale du Tigré, ndlr) vers Addis Abeba", a déclaré à l'AFP un porte-parole du département d'Etat américain.
Il n'a pas précisé si certains avaient ensuite été détenus à Addis Abeba, ni le nombre de ces personnes qui ont poursuivi leur voyage vers les Etats-Unis.
Selon ce porte-parole, aucun chiffre sur le nombre de citoyens américains présents au Tigré n'est disponible.
Le gouvernement éthiopien n'a pas donné suite aux sollicitations de l'AFP.
- Pot-de-vin -
Chauffeur Uber de 54 ans, Yohannes - qui ne veut pas donner son nom de famille - a bien cru ne jamais pouvoir partir.
Il raconte avoir été placé à l'isolement à l'aéroport d'Addis Abeba alors qu'il voulait quitter le pays avec sa famille en décembre 2020.
"J'ai dit que j'étais un citoyen américain, mais ils m'ont rétorqué qu'ils ne me laisseraient pas partir", explique-t-il.
Il a finalement pu prendre son vol après avoir versé un gros pot-de-vin aux agents de sécurité, le prix à payer pour sauver son fils adolescent qui souffre de diabète.
Un accord de paix a été signé début novembre entre le gouvernement et les rebelles tigréens. Mais, même si les accès au Tigré venaient à s'ouvrir, de nombreux Américains craignent que leurs proches ne se retrouvent détenus après avoir quitté la région.
"Il y a une telle peur dans notre communauté sur ce que le gouvernement éthiopien pourrait faire à nos familles", explique Maebel Gebremedhin, activiste basée à New York qui dit avoir "presque toute (sa) famille" au Tigré, soit "environ 50" personnes - tous citoyens américains ou résidents permanents.
Elle est sans nouvelle de son père depuis plus d'un an.
- Familles déchirées -
Au Tigré, l'électricité et les télécommunications sont coupées - partiellement ou totalement - depuis plus d'un an.
Awet (prénom modifié), un entrepreneur du Colorado, n'a jamais serré dans ses bras sa fille de deux ans, née au Tigré juste après le début du conflit.
Elle est coincée avec son épouse dans cette région en proie à une grave crise humanitaire. Il ne leur a plus parlé depuis plus d'un an.
Il s'est rendu en Ethiopie l'année dernière pour tenter de les ramener aux Etats-Unis, mais n'a pas été autorisé à se rendre au Tigré.
Il a demandé l'aide d'officiels américains. En vain. "C'est toujours la même réponse: +Nous n'avons pas de programme d'évacuation+", déplore-t-il.
De sa fille, Awet ne dispose que de quelques photos et vidéos, parfois douloureuses à regarder.
Sur une vidéo vue par l'AFP, filmée l'année dernière, la fillette lutte pour se mettre debout. "Ses jambes étaient trop faibles à cause du manque de nourriture", explique-t-il.
"C'est difficile de se sentir père quand vous n'avez jamais vu votre fille".
Saba Desta a, elle, tenté de faire rapatrier ses parents, qui ont pris leur retraite dans la ville tigréenne de Shire, après avoir vécu 20 ans à Seattle.
Elle a demandé de l'aide au département d'Etat et l'ambassade américaine à Addis Abeba. "Tout le monde se renvoyait la balle", raconte la femme de 36 ans, en réprimant ses larmes.
Elle s'inquiète notamment pour son père de 70 ans, qui souffre d'un trouble neurologique invalidant dans une région où les médicaments manquent cruellement.
Son angoisse n'a fait qu'augmenter en octobre quand elle a entendu les informations sur d'intenses bombardements sur Shire, avant sa reprise par l'armée éthiopienne et ses alliés.
Elle connaît plusieurs personnes détenues dans la capitale éthiopienne, dont un ami retenu pendant six mois. Sa tante a subi le même traitement, pendant environ une semaine.
Elle redoute que, même si elle arrive à faire sortir ses parents, ceux-ci ne soient détenus dans la capitale éthiopienne: "J'ai plus peur de ce qui pourrait leur arriver à Addis que dans une zone en guerre comme le Tigré".
L.Keller--HHA