En Ukraine, le fragile cocon d'un salon de beauté au milieu des bombes
Pour se faire couper les cheveux dans un salon de beauté, Marina Skromnaïa est prête à braver les bombardements à Pokrovsk, ville de l'est de l'Ukraine assaillie par les troupes russes.
"Je dois rester belle au lieu de courir partout en ressemblant à Baba Yaga!", dit cette femme de 57 ans en évoquant la sorcière des contes slaves, aussi effrayante que légendaire.
Ses yeux bleus désormais encadrés par une nouvelle coupe au carré, l'Ukrainienne à la fine silhouette se lève pour admirer le résultat dans un miroir. Index et majeur levés, elle fait le signe de la victoire.
Ce salon de beauté aux murs immaculés est l'un des tout derniers cocons de normalité qui subsiste à Pokrovsk.
Mais le bourdonnement des sèche-cheveux et des tondeuses peine à couvrir le bruit des combats, à environ sept kilomètres de là.
Les forces russes sont déterminées à s'emparer de cette ville minière de la région de Donetsk, qu'elles savent clé pour la logistique de l'armée ukrainienne.
Vivre à Pokrovsk est désormais si dangereux que les responsables poussent les habitants à évacuer, et ont mis en place un couvre-feu de 15h à 11h, ne laissant aux civils que quatre heures pour circuler et s'approvisionner.
Des quelque 60.000 personnes qui y vivaient avant le début de l'invasion de février 2022, il n'en reste plus que 16.000, selon les autorités.
Marina Skromnaïa se prépare elle-même à partir, mais tenait à le faire comme il se doit.
Inconcevable de partir sans une coupe de cheveux dans son salon préféré et peu importe qu'il faille marcher 40 minutes, le réseau de transport en commun étant paralysé par les frappes.
"Tu peux toujours commencer à marcher, mettre ta musique, et aller te sentir belle", assure la quinquagénaire à l'AFP.
- Mourir "mal coiffée" -
Marcher dans Pokrovsk n'a pourtant rien de relaxant. "Il y avait des explosions ici, des explosions là, il y a toujours quelque chose qui explose", relate Marina Skromnaïa en agitant ses bras.
Malgré cela, le salon est plein.
Des clients potentiels sont prêts à supplier pour obtenir un rendez-vous durant la courte fenêtre durant laquelle le couvre-feu ne s'applique pas.
"Regarde-moi, je ressemble à un clochard!", tente l'un d'eux, levant sa casquette pour dévoiler une chevelure aux longueurs légèrement inégales.
Natalia Gaïdach, une employée, secoue la tête, l'air désolé. Pas de créneau pour lui.
Le petit salon offre des scènes irréelles dans ce paysage de guerre. Mais sa popularité montre comment ces Ukrainiens s’agrippent aux dernières reliques de leur vie d'avant, à Pokrovsk comme dans bien d'autres villes du front bombardées et largement désertées.
"La guerre n'est pas une raison pour s'allonger et mourir mal coiffée et avec des ongles longs et sales", estime Natalia Gaïdach, 32 ans.
Au-delà de l'apparence, "les gens viennent à la recherche d'un moment de partage", explique-t-elle.
"Certains partagent leurs problèmes", dit-elle, tandis que d'autres se contentent de "partager un peu de joie avec nous".
Iouri Tchaplyguine, 54 ans, se sent beau après sa coupe de cheveux. Rayonnant, son sourire dévoile quelques dents en or.
"Il y a une bonne ambiance, vous pouvez boire un café pendant que vous attendez votre tour", dit ce conducteur de train à la voix grave.
Le salon, ouvert il y a cinq ans, ne fermera que si l'avancée des soldats russes ne laisse plus d'autre choix, selon sa propriétaire Lioudmila Kovaleva.
"Comment arrêter de travailler alors que les gens vous attendent?", demande Natalia Gaïdach.
- "Je pars" -
Mais, même si les clients sont encore nombreux pour l'instant, ça ne peut durer indéfiniment, le danger grandissant et les résidents partant.
Un autre salon du quartier a dû fermer boutique, celui tenu par la soeur de Loudmila Kovaleva, Irina Martynova.
Les départs ayant eu raison de sa clientèle, le local ne compte plus que des étagères recouvertes de plastique.
La porte a été endommagée dans un bombardement.
Irina Martynova pointe du doigt l'endroit où, il y a peu, les clients venaient se faire épiler, enlever un tatouage ou poser du maquillage permanent.
Sans son salon, plus de raison de rester. "J'ai pris ma décision, je pars", dit-elle, les larmes aux yeux à l'idée de devoir repartir de zéro.
Certains de ses clients, désormais dispersés en Ukraine, l'ont déjà appelée pour lui demander où elle irait.
"C'est le travail de ma vie, mon boulot préféré. J'en suis privée", s'émeut Irina Martynova. "Maintenant, mon âme est vide".
A.Swartekop--HHA